Pour ce mardi 19 octobre, la suite des carnets du grand écrivain.
Oui, Alexandre Legrand (le vrai nom du grand écrivain) avait le choix : terminer son livre ou l’abandonner. Terminer, c’était mieux. Après Carnets du grand écrivain 47 : et un cauchemar, un ! il poursuit son écriture.
– J’ai fouillé les archives, dit-il à Perceval.
– Je croyais que vous ne vouliez pas être historien.
– C’est vrai. Mais j’ai constaté qu’en dépit de l’enquête rudement menée à l’époque, rien n’avait été trouvé. Je peux donc donner une version qui me paraît possible.
Alexandre s’était plongé dans le passé. Il avait vu une toute jeune femme. La poésie aurait voulu qu’il écrive qu’elle était frêle. Elle était maigre à faire peur. Ses vêtements ? Ce qu’elle portait comme toutes les autres ouvrières, et un épais gilet, un peu décousu aux manches, un peu déchiré, qu’elle ne se préoccupait pas de recoudre. A quoi bon ? Il aurait fallu pour cela qu’elle soit soucieuse de son apparence, elle ne l’était pas, ou ne l’était plus, difficile à dire. Elle était entrée, un soir, dans le bureau de monsieur Maudran. Elle avait regardé, discrètement, à droite, à gauche, si personne ne venait. Monsieur Maudran était sorti dans la cour, comme tous les jours, pour prendre un peu l’air. Il ne savait pas que tout le monde connaissait ses habitudes, toutes ses habitudes. Il ne savait pas que tout le monde ou presque savait qu’il cachait un revolver dans un tiroir de son bureau. C’est Loulou, un des commis, qui le premier l’avait vu. Un beau revolver, avait-il dit. Monsieur Maudran aurait-il peur des voleurs ? Pas grand chose à voler dans cette usine qui puait la misère à plein nez.
Renée l’avait donc pris. Elle était ressortie. ce serait pour ce soir, elle n’attendrait pas, elle avait trop peur.
La vie après la mort ? Elle n’y croyait pas, pas après l’orphelinat, et juste après, le placement comme petite bonne, puis la place presque espérée à l’usine. Dans la ferme où elle travaillait, le malheur suintait partout; elle avait cru pouvoir y échapper; elle avait cru que les fiançailles lui permettraient d’y échapper; il était gentil ; c’est ce que tout le monde pensait ; c’était un bon ami ; il avait un métier, un vrai : imprimeur – et elle ne savait pas lire, elle n’avait pas eu le temps d’apprendre, et l’institutrice ne se préoccupait pas d’elle. A quoi bon ?
Elle était orpheline, elle n’avait personne pour la protéger. Geneviève et Louise avaient leurs parents, leurs frères et même… Geneviève ne se serait jamais laissé faire. Elle n’avait pas pu épouser l’homme qu’elle aimait, parce que sa belle-famille ne voulait pas d’elle ? Elle ne s’était pas morfondue, un mari, elle en trouverait un un jour ! Louise avait eu une petite fille, puis s’était mariée. Renée n’avait pas osé lui demander si son mari était le père de petite Louise. A quoi bon ?
Le quitter ? Impossible. Personne ne comprendrait. Geneviève lui avait pourtant dit : « ne te marie pas, viens chez moi. » Geneviève était forte. Pas elle.
Puis, Renée savait. Elle avait compris. Si elle le quittait, il la tuerait. Elle en était sûre, autant que lui était sûr qu’elle était à lui et à personne d’autres; il ne supportait déjà plus Geneviève et Louise, qui lui fourraient des idées dans la tête. Non, elle n’avait pas le temps, oui, la vie était courte, mais qu’elle cesse de s’amuser, de courir les bals le samedi soir, elle en revenait épuisée, le souffle court, comme après une journée d’usine trop chargée. Elle s’écroulait alors livide, dans sa chambre, et lui de lui dire : « un jour, tu en mourras ».
Elle se sentait déjà morte;
Elle se pensait déjà morte;
Elle ne voulait pas être morte de sa main.
Elle ne voulait pas lui donner la main jusqu’à la mairie, avoir des enfants, pourquoi ?
Guillaume était heureux pour elle, heureux qu’elle se marie.
Il avait autant souffert qu’elle, comment pouvait-il la croire heureuse ?
Elle ne le serait jamais. Elle préférait arrêter, là, d’elle-même.
Renée Marguerite Flagrier (1922-1939).
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