Inviter Géraud de Santeuil chez soi, pour un brunch, c’était l’assurance qu’il saurait toujours parler de sujets historiques qu’il maîtrisait, et qu’il se tairait dans le cas contraire. Beaucoup de choses pouvaient être dites sur Géraud de Santeuil, beaucoup. On ne pouvait cependant pas lui retirer cette qualité : quand il écrivait une biographie, quand il prenait la défense de quelqu’un, il le faisait après avoir épuisé toutes les ressources dont il disposait, après avoir effectué les recherches les plus minutieuses d’entre toutes, au point de ne plus penser, manger, et dormir qu’en pensant à ceux sur qui il écrivait.
Le contrecoup était qu’il ne supportait pas que l’on dise n’importe quoi. Ce dimanche matin avait pourtant commencé le moins mal possible au château de Magny. Je dis bien « le moins mal », parce qu’Hectoria de Magny était dans son état d’esprit ordinaire, c’est à dire de l’humeur d’un dogue de Saint-Malo à jeun depuis quinze jours. Elle se demandait même pourquoi elle avait invité Géraud, quand elle s’était souvenue : de deux mots, il faut choisir le moindre, et dissuader Géraud d’enquêter sur la mort de son père, survenu quarante ans plus tôt. Il s’était offusqué. Jamais il ne se permettrait d’écrire un livre dont les protagonistes auraient à souffrir.
– Parce que vous croyez que Philippe de Nanterry n’a pas souffert du livre que vous avez écrit sur sa famille ?
– Chère Hectoria, mon livre, comme vous le dites, se déroule entre 1789 et 1820, je ne pense pas que ceux qui ont vécu ces événements tragiques soient encore de ce monde. Et je pense que Philippe de Nanterry a apprécié ce que j’ai écrit. La preuve il m’a appelé pour que j’approfondisse les recherches au sujet du suicide de maître Jules Flandrin et de l’assassinat, presque un quart de siècle plus tard, de son fils, prénommé comme son père, notaire comme son père.
Géraud de Santeuil garda pour lui la mission supplémentaire dont il avait été chargé : ce qu’était réellement devenue Jeannette Flandrin. Hectoria ravala ses ronchonneries et se concentra sur un autre sujet : sa belle-soeur. Toujours pas levée, celle-là. Géraud se garda bien de dire qu’il croyait François de Magny divorcé, ou au moins séparé… Il avait dû se tromper.
– Oui, ils se sont séparés, puis rabibochés, maintenant, ils envisagent d’avoir au moins deux enfants. Ce n’est pas une bonne idée, les prénoms qu’ils ont choisi sont affreux, et je m’y connais, en prénom affreux.
En fait, Géraud et Hectoria en virent à déjeuner seuls, François étant parti en randonnée depuis longtemps (une randonnée à cheval, je vous demande un peu ! Et il part trois jours, mon frère est vraiment inconséquent) et Alicia, sa conjointe, roupillait allégrement, ou n’avait pas envie de voir sa belle-soeur – ou les deux.
– Et ton nouveau livre, Géraud, il avance ?
– Oui ! Du moins, je l’espère. Première fois que j’écris un livre sur commande, alors que j’aurai aimé me pencher sur le cas de Marie-Catherine de Nanterry.
Là, pour le coup, Philippe de Nanterry avait admis lui-même « ne rien savoir ». Lui qui connaissait son arbre généalogique parfaitement, la moindre branche, le moindre bourgeon non éclos. Géraud de Santeuil le ferait… plus tard. Pour l’instant, il savourait le fait de déjeuner sans se disputer.
– Mais quels prénoms votre frère a-t-il choisi pour ses futurs enfants ?
– Oscarine ou Marie-Clémentine ou Blancheflor.
– Je comprends….