Retrouver Charles-Marie, ou plutôt, sa réapparition. Cela prit du temps. Celui de quitter la chambre d’hôte, d’assurer que le séjour s’était bien passé, de rentrer avec Imogène chez elle, puis de patienter. Un jour, deux jours. le grand écrivain écrivait, autre chose. Disons qu’il tenait son journal. Puis Charles-Marie réapparut.
– Assez de cette histoire, assez.
– Quelle histoire ? dit Alexandre Lebrun, qui avait relevé le nez et les lunettes de son ordinateur.
– Une histoire, des histoires qui remontent à très longtemps en arrière.
Un léger frémissement. Hippolyte et Emma avaient pris place eux aussi.
– La rivalité famille Flandrin/famille Liénart. Pour acquérir davantage de biens et non pour la faire cesser, ma mère m’avait fiancé avec Jeannette Flandrin, fille de Jules Flandrin, notaire. Au cours d’une partie de chasse, moins d’un mois avant le mariage, il est mort accidentellement, c’est ce qu’a conclu l’enquête. Le mariage a été reporté à une date ultérieure, ma mère ayant le souci des convenances, et surtout, le souci de faire taire ceux qui disaient que j’avais tué maître Flandrin pour avoir davantage de biens.
– Et vous l’avez tué ? s’exclama Alexandre d’une voix suraiguë.
– Non, dirent en choeur Percy et Imogène.
– Oui, ils connaissent déjà cette partie de l’histoire. Jules Flandrin fils a signifié à ma mère que si le mariage n’avait pas lieu tout de suite, il n’aurait jamais lieu. Ma mère a tenu bon, elle ne voulait vraiment plus de cette alliance qu’elle regrettait amèrement d’avoir voulu conclure. Jeannette est partie chez une tante éloignée, puis elle aurait pris le voile. Je ne voulais rien savoir des Flandrins, je n’en ai jamais su plus. Mais l’affaire à laquelle Imogène a fait allusion a eu lieu bien plus tard, en 1924.
Il faut bien comprendre que, si Jules Flandrin continue à me détester, je n’en ai strictement rien à faire de lui. La première guerre mondiale est terminée, je compte les morts, les blessés, ceux qui ne sont pas revenus, je soutiens ma fille Claire qui vient d’avoir son troisième enfant. Mon fils Edouard a un bon poste de médecin, à Rouen. Moi et ma femme songeons à quitter définitivement cette ville, après la fin de mon mandat. Je me souviens qu’un nouveau pharmacien s’est installé en ville, récemment, reprenant l’officine de mon ami Viallard, mort récemment. Viallard était présent lors de l’accident de chasse. Je ne dormais pas cette nuit-là, cela m’arrivait souvent, et mes voisins m’ont vu, une bonne partie de la nuit, déambuler dans la maison, ou lire dans mon bureau.
– Monsieur le maire n’a pas bougé de chez lui.
– Ils ont ainsi mis en rogne le policier qui m’a interrogé – après. Oui, l’on est venu me trouver cette nuit-là, parce que Jules Flandrin le jeune n’était pas rentré chez lui, il aurait même reçu une lettre menaçante. Je me souviens de mon état d’esprit alors que j’arpentais les rues avec Joseph Lemasson, je me demandais si nous avions tort de nous inquiéter ainsi, enfin, jusqu’à ce que nous trouvions son corps baignant dans la Seine. Le, la ou les coupables n’ont pas été retrouvés. Cependant, seize années séparent la mort de Jules Flandrin de celle des habitants de la ferme de l’est, de celle d’Emma. Je ne vois pas le rapport entre les deux.
– J’en entrevois un, dit Imogène.
– Grand bien vous fasse.
– Et, reprit le grand écrivain, le meurtre n’a jamais été résolu, personne n’a été soupçonné ?
– Si, on a soupçonné le fils du nouveau pharmacien. Parce qu’il était nouveau. Parce qu’on l’avait vu discuter avec maître Flandrin. Discuter. Un môme de seize ans aux très longues jambes, qui devait être réformé quelques années plus tard. J’étais au courant des rumeurs grâce à Eugénie Lemasson, notre gouvernante.
– Un lien avec Joseph ?
– Oui, c’est son fils. Il était couvreur. On accusa aussi des personnes de passage non identifiées, puisque, c’est bien connu, les habitants du bourg ne pouvaient avoir tué un notable. Ou alors, ils auraient avoué tout de suite. Vous n’imaginez pas le nombre de morts qui ont été résolus en un jour ou deux. J’ai même eu un cas où la meurtrière a amené elle-même le cadavre de son mari à la gendarmerie dans une brouette. Donc, si personne n’avait eu la délicatesse de reconnaître les faits ou de laisser une piste suffisamment visible pour être empoignés par les autorités et livrés à la maréchaussée, il sera très difficile de retrouver le coupable. Madame Flandrin est morte quelques années plus tard. Henriette Flandrin, la fille aînée, a quitté la région pour s’établir en Vendée avec son mari. Elisabeth, la plus jeune, est morte en 44. Je ne sais pas ce que sont devenue les deux autres soeurs, je ne me souviens même pas de leurs prénoms.
Alexandre Lebrun chuchota que, pour quelqu’un qui voulait être bref, il avait tout de même était assez long.
– Si vous voulez vraiment une version longue, je vous conseille le livre écrit par Géraud de Santeuil, dans lequel il démontre en trois cent vingt pages que je suis parfaitement innocent des deux crimes. Par contre, il ne donne pas vraiment de mobile valable. Un écrivain ne peut pas tout faire.
– A qui le dites vous ! soupira Alexandre Lebrun.